Les Trois-Epis

Sur la montagne, au-dessus du bourg moyenâgeux de Turckheim, à quelques lieues de Colmar, subsiste depuis des siècles le pèlerinage de N.-D.-des-Trois-Epis, un des plus populaires que l'Alsace ait connus.
Sur la foi de documents historiques et authentiques, il convient - en manière de préambule - de tracer brièvement ici les péripéties qui illustrèrent ce légendaire pèlerinage.
Les archives du village d'Orbey - toujours conservées au musée de Colmar - relatent, en leurs feuillets parcheminés et patinés par les siècles, le fervent récit de l'apparition de la Vierge que fit à un moine de l'époque celui qui, en 1491, assista au miracle : le forgeron Thierry Schoéré, du village d'Orbey, proche d'Ammerschwihr.
En ce temps-là, les scribes de la chronique de Thann notaient tous événements qui pouvaient se passer dans les cités alsaciennes : qu'ils fussent matériels ou spirituels.
Avec ses fermoirs et coins de cuivre doré, il est encore à l'abbaye d'Orbey un vieux livre manuscrit et enluminé, datant de 1656. 11 a pour titre : " Le livre des miracles ".
I1 retrace l'origine des trois-Epis et décrit les miracles dus à la Vierge.
Donc, la vision qu'eut le forgeron Thierry Schoéré se passa en 1491 près du chêne séculaire, qu'on appela tout d'abord " Le chêne de l'homme mort ".
S'unissant à ceux d'Orbey, les habitants de Niedermorschwihr et d'Aummerschwihr édifièrent aussitôt, au pied même du vieux chêne, une petite chapelle en bois, à laquelle, finalement, on donna le nom de " La Chapelle de N.-D.-des-Trois-Epis. ".
Dans sa simplicité pleine de candeur, telle fut la véritable origine des " Trois-Epis ".
Bien qu'ils parlassent deux dialectes différents : le roman et l'alsacien, les habitants se mêlèrent fraternellement aux processions dont le but était commun : honorer la Mère de Dieu.
Puis; les pèlerinages allant s amplifiant, en 1493 on construisit une chapelle en pierre qui fut desservie et entretenue par un ermite.
Au XVIe siècle, le pèlerinage devint à ce point conséquent que l on dut agrandir la chapelle et bâtir maintes hostelleries pour loger les fervents pèlerins qui vinrent, parfois, des contrées les plus lointaines du. royaume de France.
La sainte image, primitivement placée. dans un petit coffret de bois fixé au fameux chêne de l'homme mort, ne résista point aux intempéries. Elle fut remplacée quelques années après par une " Pieta " magnifique statuette miraculeuse du XVe siècle.
Saccagée par les régiments impériaux pendant la guerre de trente ans, la chapelle pèlerinale fut reconstruite sur l'emplacement du chêne disparu et, bientôt, un couvent vint s'y adjoindre.
A travers les vicissitudes des guerres et des révoltes, l’ouragan de la nature ou des passions humaines n'a anéanti l'humble temple de la foi où tant de gens viennent toujours méditer et chercher la paix.
Bien que restaurées, les vieilles pierres de la chapelle ont gardé leur haute signification et, dans le décor grandiose des cimes où les sapins frémissent dans le vent, elles continuent à s'imposer à la contemplation des hommes.
Voici donc l'histoire miraculeuse de Thierry Schoéré, le forgeron d'Orbey.
A la fin avril de l'an de grâce 1491, un pauvre hère des environs de Colmar cheminait à travers bois à la recherche de certaines plantes médicinales, dont la vente aux apothicaires de la région constituait ordinairement l'unique et maigre ressource.
L'homme n'était point jeune et, l'escalade des pente sylvestres l'ayant quelque peu fatigué, il s'arrêta près d'un monticule rocailleux, posa à terre sa besace et sa faucille et s'adossa à un chêne majestueusement installé au bord d'un chemin creux.
Dans ce site reposant, bien qu'il le connut parfaitement, l'homme contemplait le magnifique panorama qui s'offrait à lui : là-bas, la vallée de Munster resplendissait aux premières lueurs de l'aube et les cimes lointaines se fondaient délicatement avec l'horizon rose et vaporeux.
Bien reposé, goûtant la joie de vivre dans la radieuse nature, notre homme s apprêtait à repartir lorsqu'il poussa soudainement un cri de douleur et porta vivement la main à sa jambe : c'était une vipère qui venait de le mordre cruellement.
Ne sachant comment atténuer ses souffrances, le pauvre homme se traîna lamentablement dans le sentier et appela vainement à l'aide.
Mais, hélas, l'endroit était désert et le pauvre diable, terrassé par la fièvre et le mal qui empirait, s'affaissa sans connaissance au pied du chêne.


Le lendemain, en faisant la cueillette de champignons, des. gamins découvrirent le corps du malheureux et s'aperçurent qu'il était mort.
La nouvelle fut vite colportée dans les villages environnants et, selon la coutume à cette époque, une image sainte fut aussitôt accrochée au chêne témoin du drame, afin d'inviter les passants à prier pour celui qui venait de rendre l'âme si tragiquement.
Quelques jours après - le 3 mai 1491, à dix heures du matin, précise la chronique de Thann - un cavalier venant d'Orbey passait dans ces parages afin de prendre le chemin raccourci qui devait le mener au marché de Niedermorschwihr, où il se rendait pour acheter un sac de blé. C'était un forgeron d'Orbey nommé Thierry Schoéré.
Lorsqu'il fut arrivé devant le chêne à l'homme mort, il descendit de son cheval, s'agenouilla devant la pieuse image et pria avec ferveur pour le repos de l'âme du malheureux.
Sa prière était à peine terminée qu'il fut soudainement ébloui par un éclatant rayon lumineux, au milieu duquel apparut une forme délicate et vaporeuse : c'était la Vierge Marie. Enveloppée de longs voiles blancs transparents, elle tenait trois Epis dans la main droite et un petit glaçon dans la main gauche.
Stupéfié, et un jeu angoissé, le forgeron demeurait immobile, paralysé par l'émotion et la vénération.
- Relève-toi, brave homme, dit la Vierge avec douteur et écoute. Vois ces épis. Ils sont le symbole de l'abondance des belles moissons qui viendront récompenser les êtres vertueux, généreux et apporter le bien-être et le bonheur dans les foyers des fidèles chrétiens.
Quant à ce glaçon, il signifie que la grêle, la gelée, l'inondation, la famine et tout son cortège de désolation et de malheurs viendront punir les mécréants dont la gravité des péchés a pu lasser la miséricorde divine. Va, bonhomme, descends dans les villages et annonce à tous 1es habitants le sens de ces prophéties.
L'apparition miraculeuse s'étant évanouie, Thierry Schoéré, encore tout éberlué, revint vers son cheval qui, paisiblement, broutait l'herbe au bord du chemin et, se remettant en selle, continua sa route vers Niedermorschwihr.
Chemin faisant, il réfléchit aux conséquences que pourrait avoir la divulgation de cette apparition : risquer de paraître hâbleur auprès des villageois incrédules - et, de ce fait, supporter leurs moqueries - ou bien, faisant abstraction de considérations personnelles, raconter ce qu'il avait vu et entendu afin que les pieux villageois fussent avertis de l'heureuse prophétie.
Thierry Schoéré demeura perplexe, car c'était un brave et honnête homme estimé, considéré de tous.
Mais, soit qu'il craignit qu'on se moquât de lui ou qu'on l'accusât de divaguer et d'avoir bu plus que de raison, Schoéré, ne voulant point risquer de voir compromise la réputation qui le flattait, décida, finalement, de garder le silence.
La demie de onze heures sonnait lorsqu'il arriva au village. C'était jour de marché et une grande effervescence populaire animait Niedermorschwihr.
Parmi le brouhaha de la foule, Schoéré se dirigea vers le marché aux grains dont les sacs s'étalaient complaisamment sur les pavés.
Son acquisition faite, il se baissa pour prendre .1e précieux sac et le charger sur le dos de son cheval.
Mais, chose étrange, il ne put parvenir à soulever le sac. Fort surpris - car Schoéré était un solide gaillard qui, d'ordinaire, maniait aisément de pareils fardeaux - il recommença l'opération. Mais, là encore, ses efforts furent vains.
Il demande l'aide d'un solide paysan ; mais leurs efforts réunis furent inefficaces. Le sac semblait de plomb et fixé au sol.
Tout d'abord amusés par ce manège, les paysans attroupés s'inquiétèrent de la force magique et mystérieuse qui rivait ainsi le sac à terre. Les caquetages des commères se mêlaient aux fiévreuses discussions des habitants, de plus en plus stupéfiés.
Nul ne fut capable de soulever le sac !
Ce phénomène inexplicable tourmenta les esprits et d'aucuns commencèrent à accuser le malheureux forgeron de sorcellerie et d'être une créature de Satan.
On alla quérir les échevins et les autorités religieuses du bourg.
C'est alors, que Thierry Schoéré comprit, lui, le véritable sens de ce sortilège avertisseur ; Divin messager, il avait désobéi à la Vierge sainte et n'avait point rempli la mission qu'elle lui avait confiée.
Devant la foule, soudain silencieuse, qui l'entourait, Schoéré se mit à genoux, demanda pardon à Notre Dame et, remplissant enfin sa mission sacrée, fit part aux habitants attentifs de la céleste apparition qu'il avait contemplée et expliqua chaleureusement le symbolisme du glaçon et des trois épis.
Stupéfaits, admiratifs les habitants, écoutaient respectueusement le récit du message de la Vierge.
Schoéré s'épancha avec tant de Foi et d'Amour que l'assistance fut profondément émue et nul ne se fût permis de mettre en doute la sincérité de l'honnête forgeron d'Orbey.
Il fut à ce point persuasif que les plus incrédules furent conquis, manifestèrent un sincère repentir et jurèrent de s'amender.
Alors, soulagé et heureux, Thierry Schoéré s'en retourna vers le sac mystérieux. Mais... ô... miracle ! à peine l'avait-il saisi qu'il put le soulever aussi aisément qu'un sac de duvets et le charger aussitôt sur son cheval.
Après quoi, au milieu des transports de joie de l'assistance, Thierry Schoéré, le messager de la Vierge, s'en retourna joyeusement vers son village natal .